Le carnaval haïtien, qu’il s’exprime à travers l’exubérance artistique de Jacmel ou l’ampleur populaire du carnaval national, demeure l’une des plus puissantes manifestations culturelles du pays. Pourtant, malgré son rayonnement symbolique, sa capacité à générer de la valeur économique reste largement sous-exploitée. Ailleurs, des pays comparables ont transformé leurs carnavals en industries culturelles structurées, capables de produire des revenus massifs, d’attirer des investissements, de créer de l’emploi et de moderniser l’économie locale. Haïti dispose des mêmes ingrédients. Il lui manque surtout une vision économique assumée.
Au Brésil, le carnaval ne relève plus uniquement de la tradition ou de la fête populaire. Il constitue un produit touristique à part entière, pensé, organisé et vendu comme tel. Les défilés sont hiérarchisés, scénarisés, chronométrés, diffusés mondialement. Les espaces sont segmentés selon les usages et les capacités de paiement. Les écoles de samba fonctionnent comme de véritables entreprises culturelles, soutenues par des sponsors, des droits de diffusion, des ventes de billets et des produits dérivés. Résultat : plusieurs centaines de millions de dollars injectés chaque année dans l’économie locale, sans renier l’âme de la fête.
Cette logique peut être transposée à Jacmel et au carnaval national, à condition de cesser de considérer le carnaval comme une charge logistique et de l’assumer comme un actif économique stratégique. La première rupture à opérer consiste à structurer l’événement comme une offre culturelle complète. Le parcours carnavalesque n’est pas qu’un espace de passage : c’est un espace de consommation, d’expérience et de services. Des zones différenciées peuvent être aménagées, certaines libres d’accès, d’autres payantes, offrant des conditions de visionnage optimales, une sécurité renforcée, des services sanitaires, une restauration encadrée et une programmation artistique spécifique. Cette segmentation ne crée pas d’exclusion ; elle crée de la valeur, qui peut ensuite financer l’accès gratuit pour le plus grand nombre.
La monétisation ne peut toutefois être efficace sans une transformation numérique minimale. Le carnaval haïtien fonctionne encore presque exclusivement au cash, avec toutes les pertes, les risques et l’opacité que cela implique. La création d’une monnaie numérique événementielle — qu’il s’agisse d’un portefeuille électronique, de jetons numériques ou d’une solution de paiement mobile dédiée — constituerait une avancée majeure. Les festivaliers pourraient acheter des crédits à l’avance ou sur place, utilisables pour les boissons, la nourriture, les souvenirs, l’accès à certains services ou espaces. Chaque transaction deviendrait traçable, sécurisée et partiellement réinvestissable dans l’organisation. Une telle solution, déjà utilisée dans de grands festivals internationaux, réduirait les vols, fluidifierait les échanges et structurerait l’économie informelle qui gravite autour du carnaval.
À cette dimension financière s’ajoute une opportunité souvent négligée : la vente de services numériques. Dans un événement où des dizaines de milliers de personnes produisent et consomment du contenu en temps réel, la connectivité devient une ressource marchande. Installer des zones Wi-Fi performantes, proposer des accès premium, vendre des forfaits de connexion temporaire ou intégrer des partenariats avec des opérateurs télécoms permettrait de générer des revenus tout en améliorant l’expérience du public. Parallèlement, la diffusion en direct du carnaval, enrichie de contenus exclusifs, d’angles de caméra spécifiques ou d’archives, pourrait faire l’objet d’abonnements ou de licences, notamment pour la diaspora.
La force du carnaval haïtien réside aussi dans son potentiel narratif. Jacmel, en particulier, dispose d’un capital artistique unique : masques, papier mâché, satire sociale, créativité populaire. Ces éléments doivent être valorisés au-delà des quelques jours de fête. La vente de produits dérivés officiels, d’œuvres certifiées, de contenus documentaires et de créations numériques permettrait de prolonger la vie économique du carnaval sur toute l’année. Là encore, d’autres pays caribéens ont démontré que la culture, lorsqu’elle est organisée, devient une industrie exportable.
Enfin, aucune stratégie de monétisation ne peut réussir sans une gouvernance claire et inclusive. Les artistes, les artisans, les groupes musicaux, les techniciens, les vendeurs et les prestataires locaux doivent être intégrés à la chaîne de valeur, formés, contractualisés et protégés. Le carnaval ne doit pas enrichir quelques acteurs isolés, mais irriguer un écosystème culturel durable. C’est précisément ce qui fait la différence entre une fête éphémère et une économie culturelle structurée.
Monétiser le carnaval de Jacmel et le carnaval national ne signifie pas le marchandiser aveuglément. Il s’agit plutôt de reconnaître que la culture a un prix, que la créativité produit de la valeur et que l’organisation intelligente d’un événement populaire peut devenir un levier de développement. Haïti n’a pas besoin d’inventer un modèle ex nihilo. Elle doit observer, adapter, numériser et structurer. Le carnaval, loin d’être une dépense, peut devenir l’un des piliers d’une économie créative moderne, inclusive et souveraine.
Pour suivre nos analyses sur la technologie, l’innovation et l’économie numérique en Haïti, abonnez-vous à TekTek :
Twitter/X : @iam_tektek
Threads : @iam_tektek
Instagram : @iam_tektek
Chaîne WhatsApp : TekTek sur WhatsApp
01TekTek.com — penser la technologie pour transformer la société.

