Haïti est un pays qui sait survivre. Il l’a prouvé mille fois. Face aux catastrophes naturelles, aux crises politiques, aux ruptures économiques, la société haïtienne fait preuve d’une résilience presque insolente. Mais survivre n’est pas bâtir. Endurer n’est pas gouverner. Et tenir debout, aussi admirable que cela soit, ne remplace pas une vision.
Le drame haïtien ne réside pas uniquement dans l’instabilité ou la pauvreté. Il se niche plus profondément, dans l’absence chronique d’un cap collectif. Nous avançons sans architecture d’ensemble, sans hiérarchisation claire des priorités, sans cadre cohérent permettant de transformer les efforts isolés en dynamique nationale. Chaque secteur évolue en silo, chaque initiative naît dans l’urgence, puis s’éteint dans l’oubli.
Or, aucun pays ne se développe par accident.
Le développement n’est ni une somme de projets disparates, ni une accumulation de bonnes intentions. Il repose sur une idée simple mais exigeante : décider où l’on va, pourquoi on y va, et comment on s’organise pour y parvenir. Cela suppose une politique publique lisible, des choix assumés, des mécanismes de coordination, et surtout une continuité au-delà des hommes et des régimes.
Si Haïti avait observé, dès les premières décennies de son existence moderne, une véritable politique de construction, le pays ne serait pas aujourd’hui prisonnier de ses propres désordres. Les villes n’auraient pas grandi comme des accidents. Les routes ne seraient pas devenues des lignes de fracture sociale. Les quartiers ne seraient pas des territoires livrés à eux-mêmes, sans normes, sans équipements, sans avenir pensé.
En Haïti, cette continuité fait défaut. Les décisions changent au rythme des gouvernements, les orientations fluctuent selon les urgences du moment, et l’État agit souvent comme un pompier, rarement comme un architecte. On éteint des feux, mais on ne redessine jamais la ville.
Pourtant, les leviers existent. La technologie, par exemple, pourrait être un formidable accélérateur de transformation : modernisation de l’administration, accès élargi à l’éducation, amélioration des services publics, meilleure circulation de l’information, inclusion économique. Mais sans cadre stratégique, la technologie devient gadget. Elle impressionne, elle ne transforme pas.
Une plateforme numérique sans réforme administrative reste une vitrine vide. Une connexion Internet sans politique éducative devient un simple divertissement. Un outil sans vision n’est qu’un coût supplémentaire.
Ce qui manque à Haïti, ce n’est donc pas l’innovation, mais la méthode. Une méthode capable de relier les secteurs entre eux, de créer des synergies, d’éviter les duplications inutiles, de mesurer les résultats, d’ajuster les actions. Une méthode qui considère le développement comme un processus, et non comme une série de coups d’éclat.
Les pays qui réussissent ne font pas tout à la fois. Ils choisissent. Ils priorisent. Ils acceptent de commencer modestement, mais solidement. Ils investissent là où l’impact est transversal : l’éducation, l’accès à l’information, la gouvernance, la confiance institutionnelle. Ils comprennent qu’un cercle vertueux peut naître d’une décision bien pensée, mais qu’un cercle vicieux s’installe rapidement lorsque l’improvisation devient la norme.
Haïti, elle, oscille trop souvent entre le rêve et l’urgence. Nous parlons de modernité sans en bâtir les fondations. Nous invoquons le progrès sans en accepter la discipline. Nous voulons les résultats sans le cadre.
Il est peut-être temps de changer de posture. De cesser de penser le développement comme une réponse ponctuelle à une crise permanente. De comprendre que la reconstruction la plus urgente n’est pas toujours visible : elle est institutionnelle, méthodologique, stratégique. Elle commence par une question simple, mais fondamentale : quel pays voulons-nous construire, et avec quels outils ?
Sans cette interrogation centrale, Haïti continuera de survivre. Mais elle ne se développera pas. Et survivre, aussi héroïque que cela soit, ne suffit plus.

